Siège social d’ENI

  • Rome, Italie
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La mutation

 

La révolution génétique est à nos portes. Le génome est exploré. Les organismes défaillants vont en profiter. Nos corps vont acquérir des ensembles qualités qu’ils n’avaient jamais su réunir. Pour cela ils vont être analysés, les faiblesses ou les imperfections seront listées et l’évolution darwinienne sera précipitée. La mutation sera immédiate. C’est ainsi que nous allons entrer dans le XXIᵉ siècle.

 

Ce qui va se passer en biologie peut arriver dès aujourd’hui en architecture. De nombreuses architectures sont malades et imparfaites. Mais elles ont une personnalité, elles constituent des lieux qui ont une mémoire et c’est à partir de leur matière et de leur espace initial qu’on peut provoquer une mutation rapide. En leur conférant des qualités qui appartiennent à des espèces ultérieures plus évoluées. Tout cela commence par un très sérieux check-up, sur l’état de santé des organes, leurs performances mais aussi en prenant en compte des caractéristiques esthétiques ou, des ambitions, des nouveaux comportements.

 

C’est dans cet esprit que j’ai analysé le siège social d’ENI, que j’ai recherché ses faiblesses et imaginé les nouvelles qualités qu’il pourrait conquérir : le mutant devrait garder les traits essentiels de son caractère mais améliorer considérablement son pouvoir de séduction, d’attraction et les performances de ses qualités d’accueil. L’analyse – qui se veut la plus objective possible – fait apparaître de grandes qualités d’identité et une faiblesse générale dans l’organisation, dans le détail des aménagements et une obsolescence de nombreuses parties techniques.

 

L’immeuble est un land mark d’une force exceptionnelle. Sa lisibilité est parfaite. A l’Ouest, depuis le pont Colombo l’immeuble se reflète dans l’eau, son échelle est exceptionnelle. À l’Est, depuis l’avenue Dell’Arte, un parking banalisé et un immeuble triangulaire assez bas enlèvent à l’immeuble la force et la netteté qui le caractérisent vu de loin. Les vues sur les façades latérales révèlent une plus grande faiblesse encore, opaques, fermées par des escaliers visiblement rajoutés… l’effet produit est un peu pitoyable. Mais l’immeuble dans son ensemble a la dignité de son échelle, de son positionnement exceptionnel et celle de l’affirmation par des façades aux murs rideaux très simples du caractère d’une époque. Le diagnostic complémentaire est, lui consécutif à une visite. Les menuiseries de façade étaient noires, elles ont perdu l’essentiel de leur couleur. L’accueil manque de noblesse et d’échelle, on ne sait pas où l’on est. On ne voit pas la perspective sur l’eau… Les ascenseurs en rang d’oignons neutralisent la partie centrale de la façade Est. Le couloir central est sans lumière du jour, sans vue, sans point de repère, étroit… Tout est mono-échelle. On pourrait croire l’immeuble limpide dans sa distribution, à l’image de sa simplicité externe, mais ce n’est pas le cas… Les étages présidentiels et directoriaux, malgré la présence de petits patios, manquent aussi d’espace et de logique spatiale…

 

Avec le recul, la critique est aisée… mais l’art est toujours aussi difficile.

 

Nous allons donc employer tous les moyens à notre disposition pour utiliser les qualités de départ et « injecter » de nouveaux gènes pour créer ce mutant du XXIᵉ siècle que nous annonçons.

 

Au XXIᵉ siècle un immeuble de ce standing se doit d’avoir un confort thermique parfait. Confort et transparence se combinent désormais par le génie de la double peau ventilée. Sur l’eau une nouvelle façade somptueuse dans ses proportions viendra deux mètres devant le plan de l’existante. Pour magnifier l’effet land mark nous conférons à cette façade une proportion idéale – nombre d’or – en l’allongeant de part et d’autre. L’immeuble est ainsi étendu de 28 mètres. Les façades Nord et Sud deviennent des terrasses et des jardins d’hiver. Depuis la façade Nord on peut ainsi deviner au lointain les toits de la vieille Rome. Cette double façade Ouest permet à tous les bureaux d’ouvrir, s’ils le désirent, leur fenêtre sur un micro climat d’une température intermédiaire entre la température intérieure et extérieure.

 

Des stores situés derrière la première peau – soit en milar, soit en sun screen imprimés – assurent la protection solaire. Ils ont des densités progressives et des degrés de réflexion différents. Ainsi, ils changent le visage de l’immeuble de jour et de nuit, laissant apparaître de manière très subtile – quasi subliminale – le sigle de la compagnie – dans les brillances, les opalescences ou les lumières – en fonction des stores plein soleil, stores ciel nuageux, ou stores de nuit. La façade Est est caractérisée par une double peau compacte (15 à 20 cm) avec stores électrifiés intégrés. Les trois derniers étages (présidence, direction, restaurant de direction) sont aménagés pour dégager des terrasses à l’Ouest. Ces terrasses sont protégées du vent par la façade. Elles sont plantées de façon aléatoire. Ce nouveau vaisseau établit une nouvelle relation à l’eau et au paysage. Le bâtiment triangulaire étant démoli, les parkings enterrés, un nouveau relief planté est créé. C’est dans cette végétation ondulante à la limite de l’eau que le mutant prend une nouvelle dimension…

 

Mais la mutation est aussi intense, elle est profonde car c’est l’essence de l’architecture qui change. Il n’y a rien ici de cosmétique. Tout est structurel, inscrit au plus profond de la nouvelle identité du mutant. Il s’agit de structurer l’immeuble en fonction de nouveaux critères : noblesse, distribution claire et équilibrée, création de points de repères (conscience permanente d’être dans un lieu exceptionnel), utilisation de la relation à l’eau et à la nature.

 

Ainsi, l’entrée est un vide de quatre étages avec un cadrage sur la perspective, et la relocalisation des activités (expositions, restaurants…) qui sont intégrées à l’immeuble témoignent de cette nouvelle relation. La redéfinition des accès avec deux pôles d’ascenseurs ouverts sur la vue, le couloir étant ainsi rythmé par ces percements…  Cette restructuration en profondeur c’est aussi la nature du bureau, ses rangements, son mobilier, son plafond, ses ouvertures. La flexibilité qui en découle…

 

Bref, la mutation est réelle et profonde. La manipulation qui l’a déclenchée est caractéristique des valeurs culturelles des années 2000. Elle est le signe d’un nouveau seuil : après le temps de l’accumulation urbaine, voici venir l’âge de la transformation.

 

 

 

Jean Nouvel